L’ADR : de la recherche de l’équité à la construction inachevée d’un mouvement conservateur et souverainiste – e Bäitrag vum Politolog Philippe Poirier (Uni Lëtzebuerg)
Am Kader vun hirer 25-Joer-Feier huet d’ADR eng Festbroschür erausginn. Ënnert dem Titel „L’ADR: de la recherche de l’équité à la construction inachevée d’un mouvement conservateur et souverainiste“ ënnersicht de Prof. Philippe Poirier, Politolog vun der Uni Lëtzebuerg, wéi sech d’ADR am Laf vun der Zäit an der politescher Landschaft positionnéiert.
Philippe Poirier (1971) est enseignant-chercheur en science politique à l’Université du Luxembourg, habilité à diriger des recherches, où il coordonne le programme de recherche sur la Gouvernance européenne. Il est également professeur associé à l’Université de Paris Sorbonne (Celsa) et au Collège des Bernardins, responsable de la Chaire de recherche en études parlementaires de la Chambre des Députés du Luxembourg (www.législatives.eu), directeur de collection aux éditions Larcier. Il a publié ou contribué à de nombreux ouvrages en allemand, en anglais, en italien et en français sur les élections, les partis politiques, l’histoire des idées, la religion et la politique et la gouvernance de l’Union européenne.
1 Introduction
Saisir l’identité et l’efficience politique de l’ADR dans le système politique luxembourgeois au cours des 25 dernières années de son existence est une gageure au regard des typologies usitées en politique comparée. Depuis sa fondation en 1987, le mouvement a tenté à plusieurs reprises de nombreux aggiornamentos programmatiques lui permettant d’attirer des électeurs dont le système de valeurs et les préoccupations économiques et sociales les rattachent aussi bien aux gauches qu’aux droites. Bien plus, l’ADR est consubstantiel de l’apparition et de l’enracinement de nouveaux clivages culturels, économiques et sociaux qui traversent l’ensemble des sociétés européennes au regard du développement de l’hédonisme, des préoccupations environnementales et sécuritaires, de la mondialisation économique et de l’européanisation croissante du système décisionnel. Les transformations successives de son identité politique sont l’expression même de l’articulation et de la médiation imparfaite de ses clivages. En d’autres termes, l’ADR n’est pas une formation politique éphémère, mais la manifestation d’un réalignement des valeurs et des comportements politiques d’une partie de l’électorat luxembourgeois qui n’est pas achevée. Il s’insère aussi dans un vaste mouvement européen porteur en soi d’une vision rédemptrice de la démocratie et appelant de ses vœux à un redimensionnement du domaine d’intervention de l’État qui le conduit progressivement à adopter un agenda conservateur, libéral économiquement et souverainiste.
L’AKTIOUNSKOMITEE 5/6 PENSIOUN FIR JIDDFEREEN, première dénomination partisane de l’ADR, est d’abord l’expression d’une question sociale au Luxembourg lancinante depuis la fin de la crise de la sidérurgie jusqu’au milieu des années 2000 : les Luxembourgeois ont-ils un avenir dans le monde de l’entreprise globalisée, notamment par le développement ou le renforcement de l’activité financière et des services aux entreprises, ou doivent-ils au contraire envisager leur devenir professionnel par et pour l’État grand-ducal et de manière extensive tout ce qui se rapporte à l’économie sociale ? En mars 1987, la manifestation ayant pour thème l’équité des retraites entre le secteur privé et le secteur public organisée conjointement par l’Aktiounskomitee 5/6 PENSIOUN, l’Union des Journalistes Luxembourgeois (UJL, regroupant principalement des journalistes du WORT), le LETZEBUERGER RENTNER- an invalidenverband (LRIV) et le NEUTRALE GEWERKSCHAFTSBOND LETZEBUERG (NGL), loin d’être une simple revendication pécuniaire et momentanée, pour le moins justifiée, permit en effet de publiciser pour la première fois depuis la fin de la crise de la sidérurgie, le malaise social d’une partie de l’électorat luxembourgeois à la fois sur le devenir économique du Grand-Duché et par rapport à sa médiation et à sa représentativité en politique. Des employés, des cadres et des retraités du secteur privé souhaitaient retirer les fruits de la croissance économique qui reprenait tout en promouvant une réorganisation de l’État, une redéfinition de ses missions et une réduction de la fonction publique. Les premiers dirigeants de l’AKTIOUNSKOMITEE 5/6 PENSIOUN FIR JIDDFEREEN, rejoints rapidement par ceux d’autres organisations syndicales comme le FRAIE LETZBUERGER BAUEREVERBAND, ont compris rapidement tout le potentiel électoral qui existait s’ils parvenaient non seulement à monopoliser l’anomie sociale propre aux Luxembourgeois travaillant principalement dans le secteur privé, mais aussi si leur nouvelle formation politique apparaissait comme un mouvement social qui rompait aussi avec les pratiques et les structures partisanes existantes alors (le Parti chrétien social, le Parti ouvrier socialiste luxembourgeois et le Parti démocrate) et, qui depuis 1945 s’étaient toujours partagées en alternance le pouvoir et donc étaient responsables du développement « tentaculaire » de l’appareil politico-administratif au Luxembourg et de la socialisation de l’économie de marché. L’ensemble des études de sociologie électorale commanditées par la Chambre des Députés de 1989 à 2009, démontre clairement que l’ADR est parvenu en partie à cet objectif par la constance en sa faveur d’un vote ouvrier, rural et de classes moyennes liées aux PME-PMI, à l’artisanat et au commerce en plus de celui surreprésenté des retraités. En 1999, année record de votes en sa faveur (11,3%), l’ADR, rebaptisé auparavant AKTIOUNSKOMITEE FIR DEMOKRATIE A RENTEGERECHTEGKEET, parvient à concurrencer dans les circonscriptions Nord et Est du pays, les chrétiens sociaux et, dans celle du Sud, les socialistes. Au regard de l’analyse des électorats de l’ADR qui panachèrent entre plusieurs listes, il ressort clairement aussi qu’ils furent aussi ceux qui privilégièrent le plus souvent, suivant les circonscriptions, des candidats du PCS, du POSL et parfois même des mouvements de la gauche radicale, La Gauche et le Parti communiste luxembourgeois. L’ADR de mouvement social « single issue » qu’était l’équité des retraites entre secteur privé et secteur public devenait progressivement une formation politique « catch all party », agrégeant des revendications aussi diverses que la promotion de l’agriculture, une nouvelle politique de l’aménagement du territoire, la refonte des finances communales, un nouveau rapport à la construction européenne, une redéfinition du nombre et de la carrière de la fonction publique, un libéralisme économique affiché, etc.
L’ADR ne peut être raisonnablement considéré comme une formation politique de droite extrême. Les programmes publiés depuis 1989 n’exprimèrent nullement explicitement ou implicitement un rejet des immigrés et des étrangers dans une perspective « racialiste » et ne procédèrent pas non plus à une condamnation définitive du cosmopolitisme et/ou du multiculturalisme au regard de leur conception de l’identité qui n’intègre pas ou peu des référents du différencialisme culturel. La rhétorique sécuritaire, bien présente dans les plates-formes électorales et les propositions législatives du parti, n’a pas conduit non plus à la volonté de remettre en cause les libertés fondamentales et les principes constitutionnels de 1868, et celles et ceux garantis par les conventions et les traités internationaux que le Luxembourg a signés. Il n’a jamais existé non plus dans ses discours et ceux de ses dirigeants, un rejet du capitalisme international, la volonté d’assujettir l’économie à la puissance publique, la valorisation d’un socialisme stato-national ou bien encore le désir de créer une économie corporatiste, caractéristiques pourtant fondamentales de l’extrême droite.
En revanche, l’importance du discours nationalitaire crescendo depuis 1989 jusqu’à son paroxysme après l’entrée en vigueur de la loi sur la double nationalité en 2008, lui a permis de médiatiser dans l’arène politique, la tentation identitaire qui s’est développée dans une partie de la société luxembourgeoise, indépendamment de sa condition sociale, de son statut économique et de son rapport à l’État. Par « tentation identitaire », il faut comprendre que des Luxembourgeois demeurent attachés à une communauté qui serait déterminée de préférence par la prédominance de l’usage d’une seule langue dans les rapports sociaux et politiques en dépit du multilinguisme historique, par la référence à une histoire synonyme de roman national, et pour le moins mythique avec ses marqueurs (Jean l’Aveugle, 1839, 1868, le référendum de 1941) et par l’imposition de conditions d’appartenance à ladite communauté qui sont nécessairement la maîtrise d’une culture plutôt homogène et de codes sociaux jugés immuables et naturels. D’une autre manière, le conservatisme nationalitaire de l’ADR surtout exprimé dans ses programmes à partir de 1994 a permis de montrer la dissonance entre le « nous » vécu au quotidien par une partie des Luxembourgeois d’un point de vue linguistique et le « nous » multiculturel proposé et affiché par les autorités politiques grand-ducales (les partis en coalition jusqu’alors).
L’ADR ne fut et n’est certainement pas l’unique canal de la question identitaire luxembourgeoise. Les motifs nourrissant le « non » au référendum sur le Traité constitutionnel européen en 2005 dans l’étude ordonnée par le Parlement à ce sujet et la proposition qui visait à changer le drapeau national tricolore par le Roude Léiw en 2006 en sont d’autres expressions. Qui plus est, le chauvinisme national au travail est partagé par tous les électorats des partis luxembourgeois comme le montrèrent les études électorales de 1999 à 2009 susmentionnées. Toutefois, les valeurs qu’il promeut et les propositions législatives qu’il fit au regard de l’intégration des étrangers par la compréhension du modèle social luxembourgeois et par l’assimilation à la culture de référence dont l’élément primordial serait la pratique du luxembourgeois, « libèrent » bien plus que d’autres partis la tentation identitaire présente au sein de la société luxembourgeoise. L’électorat de l’ADR estime que sur la longue durée le processus d’européanisation de la société luxembourgeoise, c’est à dire la détermination de règles sociales communes, compromis de différentes traditions sociétales européennes est synonyme de l’effacement de l’ordonnancement culturel qui paraissait distinguer le Luxembourg des autres États européens. L’emprise identitaire dans le discours de l’ADR lui a permis certainement de coaliser en sa faveur un nouvel électorat au-delà de la question des retraites, mais les élections législatives de 2009 ont démontré aussi qu’il n’est pas parvenu à monopoliser cet électorat, qui a préféré dans les dernières semaines le discours de la sécurité économique plutôt que celui de la sécurité identitaire proposée par le PCS, la formation politique la plus à même de concurrencer l’ADR sur ce terrain.
Depuis sa fondation, l’ADR a été qualifié à maintes reprises par ses détracteurs et ses concurrents dans l’arène politique comme étant une force politique à caractère « populiste ». Le populisme se caractérise par une vision hyperbolique de la démocratie, qui idéalise le citoyen actif et qui se méfie des systèmes de représentation censés déposséder ce dernier de sa souveraineté. Il est porteur en soi d’un discours anti-élitiste et anti-parlementaire et établit par ailleurs une opposition manichéenne entre un « pays légal » et un « pays réel ». Dans le discours populiste, les élites économiques et politiques seraient par nature « corrompues », désireuses de protéger leurs intérêts particuliers et dépourvues du souci de l’indépendance nationale et de la cohésion sociale. La double critique visant les élites et son corollaire, la démocratie représentative, justifie pour les tenants du populisme la définition d’un autre projet politique centré sur la réduction de l’écart entre le peuple et ceux qui le gouvernent notamment par le recours systématique à l’initiative populaire, au référendum et au mandat impératif pour tous les élus.
La qualification de populiste pour décrire l’identité de l’ADR trouva son point culminant lors de l’institution d’une Commission d’enquête parlementaire suite aux déclarations de Robert Mehlen, alors son président, concernant le versement supposé de dons substantiels et illégaux de la Centrale paysanne à des partis politiques luxembourgeois, en premier lieu le PCS. Assurément, l’ADR dans sa quête de légitimité politique et dans le désir d’accroître sa base électorale participa à une remise en cause radicale du fonctionnement de la démocratie luxembourgeoise par ses propositions législatives sur les partis politiques, le financement public de la vie politique, l’usage du référendum ou bien encore la redéfinition de représentativité syndicale. Toutefois, il ne fut nullement le seul porte-voix d’une vision rédemptrice de la démocratie qui caractériserait le populisme. Les Verts, autre formation politique en expansion et en quête de légitimité, partagèrent alors la même approche et militèrent aussi pour le dépassement de la démocratie consociative luxembourgeoise.
Tant l’ADR et les Verts souhaitèrent en effet la fin de l’instauration du compromis au sommet de l’État luxembourgeois qui vise à assurer la stabilité dudit régime par la multiplication des accords au niveau des élites politiques et économiques (de ceux qui sont représentatifs d’une question sociale ou politique jugée par les autres acteurs du système comme important) aussi bien au niveau gouvernemental qu’à ceux des organes de concertation sociale type Tripartite, et qui caractérisent justement la démocratie consociative luxembourgeoise.
Dans cette perspective, l’ADR ne doit pas être considéré comme une simple force populiste, bien qu’il en ait certains de ses attributs à ses débuts. Il est devenu aussi le réceptacle d’un conservatisme social et d’un libéralisme national (souveraineté économique et fiscale) autrefois incarnés respectivement par le PCS et le PD. A partir du moment où le PCS, le POSL et le PD se sont progressivement éloignés de leur culture politique d’origine, afin de maximiser leurs gains électoraux, dans une logique de « catch all party », et de leur volonté de maintenir le consensus au niveau gouvernemental et de respecter à tout prix le contrat de législature qui les liait, un affadissement idéologique s’est produit au sein de ces partis.
La convergence au centre des trois partis susmentionnés toujours en coalition sur les questions économiques et sociétales a permis ainsi à l’ADR par son discours rédempteur d’apparaître comme une solution de rechange auprès d’une partie de l’électorat conservateur et libéral national qui refuse ou ne comprend pas les subtilités des politiques menées par un gouvernement de coalition avec pour arrière fonds l’approfondissement politique européen. A partir de 2007, le conservatisme social déjà présent s’est accru particulièrement avec la reprise de l’agenda de l’Association des Hommes du Luxembourg dont est issu son nouveau président Fernand Kartheiser. Bien que les députés de l’ADR furent partagés par exemple sur le vote de la loi autorisant l’euthanasie, les propositions programmatiques en 2004 et en 2009 sur les questions de société le rattachent évidemment et désormais à des conceptions de la société plus ou moins fidèles à l’humanisme chrétien sur les questions éthiques, au respect de l’autorité parentale, à une instruction publique plutôt qu’à une éducation sociale assurée par l’école, à une volonté de limiter l’emprise de la question du genre sur la société luxembourgeoise, etc.
L’ADR est membre de l’Union de l’Europe des Nations depuis 2001 et depuis les élections européennes de 2009 est en alliance avec le Parti conservateur britannique au sein du groupe des conservateurs réformistes européens bien qu’il ne soit pas parvenu une nouvelle fois à faire élire un député européen et qu’il fut l’un des tenants du « non » au Traité constitutionnel européen. Ce positionnement n’est pas nouveau et témoigne à partir de 1999, de sa volonté de devenir le champion du souverainisme au Luxembourg. Sa conception du fonctionnement du régime politique de l’Union européenne concilie à la fois un souverainisme libéral et un souverainisme stato-national et populaire.
Le terme « souverainisme » fut inventé par le Parti Québécois de René Levesque pour légitimer le processus d’émancipation nationale et sociale-démocrate du Québec au moment où le Premier Ministre libéral canadien Pierre Eliot Trudeau préparait lui le « rapatriement » de la Constitution canadienne (effectif en 1982) et tentait de refonder à cette occasion le Canada avec pour principe directeur le fédéralisme centralisateur et le « libéralisme de compassion ». En Europe, il faut attendre la campagne référendaire sur le Traité de Maastricht en 1992 pour que des dirigeants du Rassemblement Pour la République (François Fillon, Charles Pasqua, Philippe Seguin, etc.) issus du néo-gaullisme social ou conservateur et des responsables catholiques et nationaux libéraux de l’Union pour la Démocratie Française (Philippe de Villiers, Michel Poniatowski, etc.) se l’approprient. Pour eux, la nécessité du souverainisme en Europe renvoie aux éléments jugés essentiels dans l’acceptation de la politique moderne, c’est-à-dire la souveraineté nationale et la souveraineté populaire. Pour certains d’entre eux, le souverainisme fait aussi fi des frontières entre droite et gauche. La Construction européenne ne peut être que le fruit de la coopération entre des États souverains d’une part et d’autre part aucun des États européens ne doit renoncer à être l’acteur social et économique prééminent de sa société nationale. Dans ces conditions, les États ne délèguent aux institutions européennes que des « compétences révocables, subsidiaires et subordonnées » et sont les seuls habilités au contrôle de dévolution. Qui plus est, les constitutions nationales l’emportent toujours sur le droit communautaire et le « compromis de Luxembourg » doit dans cette configuration être la règle primordiale du processus décisionnel européen.
Ce souverainisme « national » et « stato-providentialiste » ne doit pas occulter l’existence à ses côtés d’un souverainisme « libéral» développé depuis une vingtaine d’années par une kyrielle de fondations anglo-saxonnes et néerlandaises (Bruges Group, European Foundation, Edmund Burke Stichting, etc.), trouvant des relais dans des fondations de langue française (Institut euro 92, Institut Molinari, etc.) et défendu au niveau européen par des formations politiques comme Občanská Demokratická Strana du président tchèque Vaclav Klaus et le Parti conservateur britannique de Lady Thatcher jusqu’à David Cameron . Ce souverainisme « libéral » qui est présent dans l’identité affirmée de l’ADR conçoit que l’Union européenne est légitime à la condition de ne pas créer un « super État providence » et que celle-ci se détourne tant dans ses principes que dans ses actions de toutes les formes du constructivisme social qui auraient jusqu’alors caractérisé l’ensemble des politiques publiques de l’Union et de ses Etats membres. La « méthode communautaire », tout particulièrement les pouvoirs laissés à la Commission, sa nature et son fonctionnement, a fortiori un Traité constitutionnel européen, un Traité de Lisbonne et le Traité européen de stabilité et de gouvernance en discussion, en raison de l’enchâssement de la Charte des droits fondamentaux et des contraintes budgétaires privant en partie les parlements nationaux de leur pouvoir de contrôle de la dépense publique, iraient à l’encontre d’un tel projet. Leur plan est de bâtir une Europe libre échangiste, soucieuse de compétitivité dans le cadre d’une économie mondiale, alignée en matière de politique étrangère et de sécurité commune sur l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) où le principe coopératif et celui de la concurrence domineraient les relations entre les États souverains européens. Ils insistent également sur le fait que les libertés fondamentales et les valeurs des Européens, qui les distingueraient des autres blocs économiques régionaux, ne peuvent être respectées que dans le cadre d’un État souverain qui, seul, en assure le contrôle démocratique et, qui plus est, au niveau européen est déjà garanti par le Conseil de l’Europe, organe de coopération par excellence.
Dès 1999, dans son document de campagne, l’ADR soulignait toute l’importance de la défense de la souveraineté du Luxembourg. Il critiquait aussi le fonctionnement et les attributs de la bureaucratie européenne responsable de 80% de la législation et « des 1000 Comités les plus divers, agissant dans une opacité totale sans contrôle démocratique, sont à l’origine d’une surrèglementation européenne qui vise à définir la largeur des sièges des tracteurs, la courbe des cornichons, la taille des pommes… il faut y mettre fin » .
Lors des travaux visant à proposer un Traité constitutionnel pour l’Europe, Gast Gibéryen, le président de son groupe parlementaire, membre suppléant du Parlement grand-ducal à la Convention, rappela également que l’idée d’une Europe des Nations excluait par nature la création d’un État européen fédéral et l’existence d’une citoyenneté européenne. En conséquence son parti n’accepterait pas une constitution mais seulement un traité constitutionnel : « Le parti ADR tient également à rappeler à titre préliminaire la définition du terme «Constitution » selon le conseil constitutionnel français : « La Constitution a pour objet d’instituer les règles de droit fondamentales concernant la nature de l’État, le régime politique, la désignation des gouvernants et la définition de leurs compétences, les libertés et les droits garantis aux individus et aux groupes sociaux ». Les traités communautaires ne sont pas formellement constitutionnels, mais il leur est reconnu un caractère fondamental, en tant que droit originaire organisant les relations entre les États et les peuples d’Europe. Pour l’ADR il est crucial de maintenir cette vue des choses […]. Le traité constitutionnel en tant qu’accord conclu entre États en vue de produire des effets de droit dans leurs relations mutuelles et reconnaissant à cet accord un caractère fondamental sans pour autant revêtir le caractère d’une Constitution est pour l’ADR la seule option à choisir » .
La Chambre des Députés vota la loi approuvant la ratification du traité (55 députés votèrent en faveur, les députés de l’ADR s’abstinrent). Mais ce n’est qu’en avril 2005 lors de son congrès que la position des dirigeants de l’ADR évolua définitivement et ceux-ci furent obligés de mener une campagne contre l’adoption du Traité (notamment en dénonçant l’adhésion probable de la Turquie à l’UE, en soulignant la perte de la souveraineté particulièrement dans le domaine de la fiscalité des entreprises et en mettant en exergue les dangers pour les « nationaux » de voir leur culture et leur identité disparaître rapidement).
En avril 2006, l’ADR changea son nom de « Aktiounskomitee fir Demokratie a Rentegerechtegkeet » en « Alternativ Demokratesch Reformpartei » (Parti démocrate réformateur en français). Il se présenta alors comme une alternative au PCS au centre droit et se positionna une nouvelle fois clairement du côté du souverainisme sur le spectre politique européen. Roy Reding, l’un des responsables du « non » pendant la campagne référendaire sur le TCE, devint le nouveau secrétaire général du parti. En mai, le député Aly Jaerling annonça son départ du groupe par la justification que le mouvement abandonnait son positionnement « ni droite ni gauche » et qu’il dérivait vers un « nationalisme agressif » tout en oubliant sa revendication originelle d’égalité des pensions entre les retraités du secteur privé et ceux du public. En raison du départ d’Aly Jaerling, devenu député indépendant, le parti perdit son statut de groupe parlementaire pour redevenir une sensibilité parlementaire, handicapant grandement sa capacité financière pour le scrutin de juin 2009.
En mai 2008, la Chambre des Députés vota le projet de loi portant approbation du Traité de Lisbonne. Sur les 51 députés présents, 47 votèrent pour, les trois députés de l’ADR (le seul parti représenté à la Chambre qui ait appelé à la tenue d’un autre référendum) s’abstinrent. Le député indépendant, et ancien député ADR, Aly Jaerling, contesta que le Parlement ait reçu mandat pour ratifier ledit traité et motiva ainsi son vote contre. Dans cette même veine, le député ADR Jacques-Yves Henckes affirma que « Les 100 millions de Turcs ne font pas partie de l’Europe » et proposa sur le modèle français que soit inscrit dans la Constitution le principe que pour tout changement des traités européens, un référendum soit désormais organisé.
La crise financière et économique initiée en 2008 et l’ensemble des mécanismes européens pour l’endiguer (six packs, mécanisme européen de stabilité, Traité européen de stabilité et de gouvernance, etc.) ont permis une nouvelle fois, en coordination avec d’autres partis conservateurs, libéraux nationaux et souverainistes de droite de rappeler que le mode de gouvernance choisi de l’Union européenne non seulement aggravait la crise mais échappait de nouveau à tout contrôle économique, ce qui est en soi porteur d’une crise politique majeure.
Si l’ADR ne s’est jamais départi jusqu’alors de cette fonction d’ « avertisseur social » lui assurant un socle électoral inexpugnable de 7% au minimum depuis l’élection de son premier député en 1989, cette fonction « tribunicienne » consciente et/ou imposée par les autres acteurs du système politique pour le démonétiser dans la compétition électorale, l’a empêché durablement de parvenir au statut de parti « coalisable » aussi bien au niveau national que local. Autrement dit, bien que son discours se soit ouvert à d’autres problématiques depuis sa création comme le rôle et la réforme de l’État-providence, la critique de la démocratie consociative, le retour à la valeur travail, l’autonomie et l’instruction scolaire, le souverainisme libéral, la promotion de la langue et de la culture luxembourgeoise, le marqueur social de ses débuts et son expression parfois « véhémente » au regard des critères consensualistes luxembourgeois l’isole de la participation au pouvoir et explique aussi une faiblesse congénitale dans la capture de nombreux mandats locaux à la différence des Verts, eux aussi expression des nouveaux clivages culturels, économiques et sociaux. Le discours sur l’équité et l’exclusion sociale de certains Luxembourgeois le handicape aussi dans la conquête de nouveaux électeurs qui sont parvenus par leurs appartenances professionnelles au secteur public et protégé ou à leur insertion aux nouveaux réseaux économiques mondialisés, à maintenir un standard de vie assez exceptionnel en Europe. L’ADR, en dépit d’une origine partiellement agrarienne, manqua ainsi de « capturer » un électorat préoccupé des questions environnementales et de qualité de vie.
Pour autant, si l’ADR continue à clarifier son identité politique par l’adoption d’un agenda clairement conservateur social et libéral national et s’il sait profiter de la double opportunité de l’hyper responsabilité politique actuelle du PCS dans la gestion de la crise européenne et économique et du repositionnement idéologique clairement au centre gauche du PD sur les questions sociétales, ce dernier peut retrouver une dynamique électorale qui lui fait défaut depuis 2004 et devenir une force politique qui pèse dans le processus décisionnel national. Pour ce faire, le mouvement doit aussi adopter un nouveau discours identitaire et social pour capter le vote des « néo Luxembourgeois ». Les challenges d’une nouvelle transformation sont aussi importants que ceux qui présidèrent à sa fondation en 1987 et à son apogée électorale en 1999.
Philippe Poirier,
Politologue Uni Lëtzebuerg